Comme l’on aimerait que « Le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent », ce serait bien simple et jouissif de pouvoir tout ranger en deux catégories, ceux de gauche et de droite, les optimistes et les pessimistes, les gros, les maigres… et d’enfin savoir qui sommes-je.
J’ai le privilège de passer quelques jours au festival d’Avignon où je m’enivre de spectacles avec la gourmandise des excessifs. Délaissant la chaleur locale, les résultats des élections législatives, les courtes nuits, les papotages, je cours vers l’obscure solitude. Et quasi invisible, replié dans l’inconfort du siège bac, j’écoute avec délectation ou ennui les récits que l’on m’offre. Et de ce côté-là, il est bien difficile de catégoriser le bon de l’ivraie. Au vu de la sincérité, de la maîtrise technique, de l’écriture des projets, de l’énergie déployée, je déclare que tout est bon ! Même si celui-ci tire un peu trop la corde sensible, celui-là est prévisible, cet autre un peu long, manque de chair, de trouble. N’est-ce pas là une façon un peu hautaine, rapide de regarder l’autre, de l’épingler à la va tweet pour s’en dégager comme d’un grain de cailloux dans la chaussure. C’est quoi un regard de spectateur ?
Ce qui m’a frappé çà et là, en butinant les spectacles, c’est la volonté des acteur.trice.s, auteur.trice.s de prendre soin du spectateur. Ainsi, on m’a lavé les pieds délicieusement du côté d’Ithaque, vernis les ongles délicatement par la main d’une socio-esthéticienne, chanté à l’oreille des poèmes populaires, proposé des trips réflexifs sur les violences sociales et autres humiliations, fait rire avec du pire, le tout en me demandant si ça va, si c’est agréable, si je suis consentant. Je me suis senti une sorte de spectateur en voie de disparition, une personne rare à réparer, à reconstruire, à regarder, à aimer, à parler.
Et ces moments précieux, je les ai partagés avec un grand nombre de spectateuristes, de tous âges, de tous genres, aux origines visiblement variés, et tout aussi joyeux de respirer quasi à l’unisson ces airs adelphes.
Face à cette sourde et virulente violence qui nous entoure, ces partages collectifs, ces théâtres et rassemblements qui s’estiment et se regardent à hauteur d’humain sont aussi nécessaires que consolateurs. Quelque chose est devenu indéchiffrable dans nos rapports sociaux. Qu’il fut en effet difficile ces derniers temps de pouvoir causer écologie, politique, humour, religion, éducation, sans déclencher de l’irréconciliable.
Nous savons bien que les théâtres, les foyers, les bistrots, les centres culturels, les friches, les rues, ces lieux de culture, d’ouverture à l’autre ne changeront pas les malveillances environnementales, les dénis politiques, les coups bas…, mais dans ces endroits où l’on se serre les fantaisies et les idées, j’ai le sentiment qu’une alternative se construit à bas bruit.
Nous ouvrirons donc cette nouvelle saison dans cette optique grand angle où les artistes chanteront leurs intimités et leurs excentricités, leurs visions déroutantes et émerveillées, leurs pensées fumeuses et irrésistibles pour, contre, avec nous, vous, iels. À cette volonté de diviser le monde, nous prétexterons le droit au grand mélange, celui du pistolet et du creuseur, de la poule et de l’œuf, du coup de lattes et du baiser.
Matthieu Malgrange